FRIPOUILLE LE CHABLAISIEN ou l'insoutenable légèreté de mes maîtres ( Episode n° 22)
FRIPOUILLE LE CHABLAISIEN
ou l'insoutenable légèreté de mes maîtres
( feuilleton hebbo, paraissant le Vendredi)
Il n’est pas plus traître miroir que celui de la fiction. Les morts dans la pénombre, les êtres vivants, les ombres nues de l’enfance, les ressemblances ou encore la fortuite et pure coïncidence... L’imposture, même inconsciente, d’un auteur avec sa propre histoire déconstruite a immanquablement des reflets...
Bien entendu, cela n’a pas lieu de plaire à Monique.
Je fais un peu de résistance sur la laisse, mais rien à faire. On se tire. Les enfants, eux, font du forcing pour une crêpe, qu’ils obtiennent assez rapidement, avec de la chantilly. Jean-Charles, lui, a fait tomber la sienne de son petit carton.
- Mais qu’est-ce que tu peux être gauche, mon pauvre Jean-Charles, par moments, lui dit sa mère en retournant devant le marchand.
- La même, s’il vous plaît, et deux gaufres chantilly, merci !
Il serait pas venu à l’idée à ce benêt de Jean-Pierre que je puisse me régaler de la maladresse de son fils.
Je tire comme un forcené à proximité de langue de sa crêpe échouée. Un vrai régal et, apparemment aussi, avec les gaufres pour mes deux maîtres, qui ont pourtant des sous-vêtements élastiques déjà tendus...
Rue Chante Coq, il y a deux accordéons à ritournelles savoyardes et des gens qui se goinfrent joyeusement à la terrasse du Coq Hardy. Ici, devant la poissonnerie Pertuiset, cela sent fort les moules, les grasses frites et le blanc dans les gobelets. Les clients serrés sur les bancs ont l’air vraiment de se régaler la panse.
Un peu plus loin, en remontant sur la place des Arts, dans un décor et des costumes bon enfant, une troupe joue une petite comédie en sollicitant le public.
Tout cela est frais, festif et donne à chacun une de ces bonnes sensations de bien-être, dans un lieu partagé de simplicité et de beauté.
Devant le beau et habité de bon goût café Colette, une sacrée formation s’active. Elle revisite adroitement les standards du jazz, avec une contrebasse, un saxophone et une batterie.
Cela swingue des pieds dessous les chaises, des mains entre les tables. Un pur bonheur, que Monique a tôt fait de saboter.
- Bon, il est tard, on rentre, demain, c’est le boulot !
C’est pas vrai, encore une, une petite. J’ai envie de hurler en quittant la rue des Vieux Thononais.
Merde, on n’est pas des poules à Bellevaux, on va pas traire les vaches demain matin à 5 heures.
Pour une fois, on peut se faire une vraie petite soirée, non ?
Je rentre presque à reculons.
En marchant, nous croisons beaucoup de gens, sortant joyeux des restaurants, qui se rendent dans le centre-ville.
En repassant non loin de la source de la Versoie, une grosse voix nous interpelle :
- Bonsoir, Fripouille, bonsoir Éléonore, bonsoir m’ssieurs dame ! Monique tire sa fille par le bras et la replace de l’autre côté...
- C’est quoi, ça... Éléonore, tu connais ce clochard, tu as donné ton prénom ? Mais tu es folle, ma parole, tu es folle !
- Non, oui, mais il est gentil, il chante, il est souvent là !
-Non, mais tu es complétement inconsciente, Pierre-Jean, dis quelque chose à la fin.
- Oui, Éléonore, Jean-Charles, il faut nous promettre de ne plus parler à des marginaux de la sorte. Ils sont tous potentiellement dangereux, conclut ce pisse-froid de chef de famille.
Quel gâchis, cette femme, ces Beyer ! Et putain de certains de vous, en général dans la classe moyenne qui s’activent et s’adonnent chaque année à la bonne chienne conscience « reloue » avec leurs Téléthons, leurs restos du cœur, et qui, à la simple vision d’un clodo, passent devant en pressant lâchement le pas.
Saloperie de peur, qui ferme le cœur.
Votre charité, Monique, Pierre-Jean, c’est un arrangement accepté avec l’injustice du monde... Rien à voir avec un mot fait avec davantage de sincérité et autrement plus engageant, lui : la solidarité. Allez, bonne nuit ! Aujourd’hui, vous m’avez plombé la tête.
Rien de bien singulier dans les semaines qui suivent.
La rentrée des classes commence à se préparer.
La foire de Crête va arriver !
C’est la une du Dauphiné, avec son petit goût de fin d’été, de début d’automne, celui même qui rythme, depuis tant et tant d’années, la vie du Chablais.
Pour moi, hélas, aucune participation possible à cet événement, Monique et Jean-Pierre ayant bien pris soin de rappeler à leurs enfants mon douloureux épisode de la mi-août en montagne.
Sans gêne et devant moi, mes maîtres se délectent à l’avance de leur réservation faite au Gourmandy’s, où, paraît-il, le très talentueux chef va proposer des atriaux aux gourmets du terroir.
Les enfants, eux aussi, seront de la partie en ce jour de fête.
Pour bibi, il se profile une longue journée : solitude de jardin et croquettes ramollies.
Les jours, maintenant, ont bien raccourci. Les enfants sont depuis longtemps assidus à l’école libre du Sacré-Cœur.
Jacqueline bougonne de plus en plus. Monique, cette garce têtue, a enfin convaincu son mari de m’inscrire pour le début de l’année prochaine aux cours d’éducation canine.
Polycarpe.
Suite de cette affaire vendredi prochain, et pours les plus impatientes, un livre existe et peut se commander en ligne chez l'éditeur au bénéfice de Seins Léman Avenir.